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18 juin 2011 6 18 /06 /juin /2011 01:13

La France éternelle se gargarise à l'envi de ce qu'elle appelle son « exception culturelle ». Ah ! Le cinéma français ! Ah ! La littérature française ! Soit. Mais il est désormais une exception que peu de monde envie à l'arrogant coq gaulois : sa presse vient de tomber dans le giron d'industriels dynastiques qui ont bâti leur fortune sur la vente d'armes, lesquelles, comme chacun sait, servent à tuer. À la mi-juin, Dassault Serge, 79 ans, fils et héritier de Dassault Marcel, a pris le contrôle de la Socpresse en rachetant les parts de douze héritiers d'Hersant pour un montant d'environ 1 milliard d'euros. Même les voisins anglo-saxons, pourtant peu regardant en matière de tycoons ou de gutter press, s'en sont émus. Jo Johnson commence ainsi le papier qu'il consacre, dans le Financial Times, à la mainmise de Dassault sur, notamment, Le Figaro : « Imaginez les hurlements de protestation en Grande-Bretagne si, du jour au lendemain, le Daily Telegraph passait sous la coupe de BAE Systems ! Les fabricants d'armes qui dépendent de contrats gouvernementaux pour leur bien-être financier sont rarement les meilleurs défenseurs de la liberté de la presse. Les propriétaires hauts en couleur des journaux britanniques ont leurs défauts, mais la dépendance vis-à-vis de l'État n'en fait pas partie. » Retour sur une affaire qui en dit long sur l'état de la presse en France. 
En devenant propriétaire de 82 % de la Socpresse, empire bâti par Robert Hersant, Serge Dassault est devenu un patron de presse incontournable. Il est aujourd'hui à la tête du Figaro, mais aussi de nombreux autres titres (voir encadré « Journaux et avions de chasse »). Élu président du groupe de presse, l'avionneur s'est entouré de sa garde rapprochée : son fils Olivier Dassault, président de Dassault Communication et député UMP (Union pour un mouvement populaire, au pouvoir) de l'Oise ; son directeur délégué Paul Bechter ; son conseiller Rudi Roussillon ; son directeur des finances Philippe Hustache ; et son notaire Me Bernard Monassier. Des héritiers de Robert Hersant, seule la petite-fille de celui-ci, Aude Jacques-Ruettard, n'a pas cédé ses parts (13 %). L'assemblée générale du 8 juillet a entériné le changement de propriétaire et le groupe est devenu une société anonyme dotée d'un conseil d'administration présidé par Dassault lui-même. Yves de Chaisemartin, autrefois président du directoire et directeur politique du Figaro, est devenu vice-président et directeur général de la Socpresse... après avoir tremblé pour sa place. 
Mouvement classique de concentration dans les médias ? Sans doute. Sauf que l'histoire, les relations et les choix politiques de la famille Dassault ne permettent pas de considérer cette dernière comme un acteur lambda de la vie économique française. Ce n'est pas un hasard si, inquiet, le groupe socialiste de l'Assemblée nationale a été le premier à réagir, fustigeant une concentration alarmante « mettant en danger le pluralisme de l'expression, l'indépendance des médias et la démocratie ». Pour les députés socialistes, « dorénavant, la presque-totalité de la presse écrite, télévisée ou radiophonique est dans les mains des dirigeants de puissants groupes industriels spécialisés dans l'armement ou les travaux publics, vivant des commandes publiques de l'État ». En ligne de mire : Lagardère (aéronautique et presse), Bouygues (bâtiment et télévision) et Dassault (presse et aéronautique) - trois entreprises dirigées aujourd'hui par les fils de leurs fondateurs. 
Le petit Dassault a hérité, en 1986, à 61 ans, de l'empire érigé à la force du poignet par son père. Rarement pris au sérieux, Serge a su naviguer entre les écueils. Sans doute parce que, comme l'inspecteur Columbo, qu'il adore, « il n'est pas aussi bête qu'il en a l'air ». Et surtout, parce que les deux présidents de la République qui se sont succédé depuis sont des proches de la famille. Intime de François Mitterrand et collaborateur des Dassault, le député Guillain de Bénouville a fait le lien entre les deux, au-delà des divergences politiques affichées. Et pour ce qui concerne Jacques Chirac, son père, François, fut le conseiller d'un certain Marcel Dassault en 1936... Mais plus que cette proximité avec les cercles du pouvoir - et en particulier la grande famille UMP - c'est la « vision Dassault » de la presse qui a de quoi inquiéter. 
Le papa, Marcel, possédait un hebdomadaire à succès, Jours de France, le « journal de l'actualité heureuse », dont il disait : « Je me suis rendu compte que pour qu'un journal politique ait de l'influence, il fallait qu'il soit lu, et pour qu'il soit lu, il ne fallait pas parler de politique. » Exit l'information ? Exit les mauvaises nouvelles ? Le fiston a retenu la leçon : pour lui, un journal doit pouvoir servir à « faire passer un certain nombre d'idées saines, d'orientations, pour permettre de mieux gérer l'économie ». Il aimerait « aussi qu'on parle des choses qui vont bien ». 
On pourrait en rester là si Serge n'était déjà passé aux actes. Parmi les choses qui vont bien, il y a évidemment la chorale de la ville de Corbeil-Essonnes (sud de Paris), dont il est le maire UMP. Le 17 mai, deux jours après la publication d'une tribune libre signée « Serge Dassault, maire de Corbeil-Essonnes », paraissait en effet dans Le Figaro - quotidien national - une photographie des jeunes chanteurs en compagnie de l'illustre élu. Émoi dans la rédaction. Plus récemment, d'après l'hebdomadaire satirique (et, exception notable, totalement indépendant) Le Canard enchaîné, « le nouveau propriétaire a fait savoir à la rédaction en chef qu'il trouvait "déplacée" la parution d'une tribune libre de Dominique Strauss-Kahn [un des leaders de la gauche socialiste] dans la page "Débats et opinions" ». C'est vrai, après tout, pourquoi donner la parole à un dangereux gauchiste alors qu'on veut défendre des « idées saines » ? Et puis, il y a tellement de choses qui « marchent bien »... comme les avions Dassault, par exemple. Le Canard, encore lui, ne s'est pas gêné pour souligner la multiplication des articles - notamment sous la plume du journaliste Philippe Migault - vantant les qualités de l'avion Rafale produit par les usines Dassault, aux dépens de l'Eurofighter fabriqué par la concurrence, à savoir EADS (European Aeronautic Defence and Space Company). Mais quoi ! « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », rappelle tous les jours Beaumarchais au fronton du Fig'. 
Au sein de la rédaction de ce dernier, navire amiral de la Socpresse, les sentiments sont mitigés. Selon un journaliste, « l'atmosphère n'est pas à la mobilisation. La rédaction est plutôt légitimiste de tempérament, et une bonne partie est très à droite. Mais il ne faut pas que [Dassault] pousse trop. » Pour un autre : « En fait, trois types de sentiments se mélangent. Il y a d'abord l'espoir de sortir d'une longue période d'austérité. Dassault a de l'argent, les conditions de travail peuvent s'améliorer. Je pense aux salaires ou même aux locaux, vétustes. D'autre part, Le Figaro a toujours été une boîte très peu transparente et certains espèrent qu'il va enfin être possible d'en savoir davantage sur l'état réel de l'entreprise. Mais, pour finir, beaucoup craignent que le journal soit instrumentalisé par un vieil industriel qui veut faire passer ses idées. Des idées qui sont celles de son âge. » À L'Express, comme au Figaro, les rédactions entendent rédiger des chartes garantissant leur indépendance. Mentionné dans les colonnes de ces journaux, le nom de Dassault devrait systématiquement être accompagné de sa qualité de président de la Socpresse - comme c'est l'usage dans les journaux anglo-saxons. 
L'homme d'affaires a-t-il voulu s'acheter un jouet en imaginant - comme beaucoup - qu'il pourrait y gagner de l'influence ? L'avenir le dira. Mais ce risque n'est pas le seul à peser sur les journaux. Serge Dassault est un industriel, pas un homme de presse, qui entend appliquer ces recettes « simples » qui ont fait leurs preuves en entreprise : « Un groupe, quel qu'il soit, ne peut supporter des filiales durablement en déficit sans compromettre son avenir. » Or, à l'image de l'ensemble de la presse française, rares sont les journaux de la Socpresse à être bénéficiaires. Lectorat de plus en plus faible, recettes publicitaires en chute libre, concurrence des journaux gratuits, autant de facteurs qui pourraient conduire à de violentes restructurations, notamment dans la presse régionale. 
La mainmise de Dassault gênerait sans doute moins si un autre marchand d'armes, Lagardère - détenteur de 15 % des parts d'EADS -, ne possédait, lui aussi, via sa filiale Hachette Filipacchi Médias et depuis longtemps, un grand nombre de titres (43), parmi lesquels Elle, Télé 7 jours, Paris Match, Le Journal du dimanche et plusieurs quotidiens régionaux (La Provence, Nice-Matin). Certes, les deux géants ne s'aiment guère. Mais est-ce là un contrepouvoir suffisant ? Une garantie de pluralisme ?

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