Hippodrome de Compiègne : les révélations qui gênent Woerth
La vente de l'hippodrome d'Eric Woerth s'est effectuée en un temps record, selon une procédure juridiquement « bricolée » : Rue89 révèle les résultats de l'enquête menée par la sénatrice Nicole Bricq (PS), parallèlement aux investigations de la justice. Lire la suite l'article
Rapide rappel des faits. Eric Woerth, alors qu'il était ministre du Budget et donc responsable du patrimoine de l'Etat, a autorisé la vente du terrain de l'hippodrome de Compiègne à la Société des courses locale. Pourtant, le ministère de l'Agriculture et l'Office national des forêts (ONF) s'étaient toujours opposés à cette vente, l'hippodrome appartenant au domaine forestier de l'Etat.
Eric Woerth a-t-il accédé à une demande illégitime ? Et si oui, y a-t-il eu des contreparties ? Deux enquêtes sont déjà en cours dans ce dossier :
* la Cour de justice de la République, seule habilitée à juger un ministre, enquête sur des soupçons de « prise illégale d'intérêts » pesant sur Eric Woerth ;
* le parquet de Paris enquête sur le rôle des autres acteurs du dossier.
Une troisième enquête, hors du cadre judiciaire, vient compliquer la défense de l'ancien ministre. Elle a été menée par Nicole Bricq, sénatrice socialiste et rapporteure spéciale de la commission des finances du Sénat.
Rue89 s'est procuré le document qu'elle a transmis ce mercredi à la commission des Finances. Si Nicole Bricq se garde de se prononcer sur l'aspect judiciaire du dossier, elle met en cause la gestion du patrimoine foncier et immobilier de l'Etat par Eric Woerth.
Une vente conclue en un temps record
La Société des courses de Compiègne avait déjà déposé deux demandes de rachat du terrain de l'hippodrome, en 2003 et 2006, et s'était heurtée au refus du ministère de l'Agriculture. Sa troisième demande, en 2009, sera la bonne.
C'est « une procédure entreprise avec une exceptionnelle diligence », estime Nicole Bricq. Elle a établi la chronologie des échanges entre les différents acteurs du dossier, confirmant au passage l'influence des élus UMP locaux et le rôle final de Matignon :
* 15 mai 2009 : la Société des courses de Compiègne adresse une nouvelle demande, par l'intermédiaire de Christian Patria, député UMP de l'Oise et suppléant d'Eric Woerth, qui transmet la demande au ministre ;
* 26 mai : Eric Woerth fait suivre la demande à l'un de ses conseillers, avec une mention manuscrite ...
La Cour de justice de la République va enquêter sur la vente –bancale et sans précédent– d'une forêt domaniale par Eric Woerth.
Cette fois-ci, les Bettencourt n'y sont pour rien. Eric Woerth se voit reprocher la vente de 57 hectares de forêt domaniale à Compiègne lorsqu'il était ministre du Budget, et donc en charge du patrimoine immobilier et foncier de l'Etat. La Société des courses de Compiègne, installée sur le terrain depuis plus d'un siècle, l'a racheté pour 2,5 millions d'euros début 2010.
Soupçons de favoritisme et de prise illégale d'intérêts
Au total, l'Etat possède 1,8 million d'hectares de forêt domaniale. Si la vente de cette petite parcelle s'est transformée en affaire d'Etat, c'est parce que la vente de ces forêts héritées de l'Ancien Régime est très encadrée :
- ces forêts sont en théorie « inaliénables » et, sauf exceptions très précises, chaque vente nécessite l'accord du Parlement et le vote d'une loi ;
- la vente de l'hippodrome de Compiègne n'a pas été soumise au Parlement ;
- elle s'est faite de gré à gré avec la Société des courses, sans mise en concurrence des éventuels acquéreurs.
Ce jeudi, la Cour de justice de la République, seule habilitée à examiner les faits commis par un ministre dans l'exercice de ses fonctions, a décidé d'ouvrir une enquête contre Eric Woerth. Elle avait été saisie en novembre par le procureur général de la Cour de cassation, qui avait évoqué des soupçons de favoritisme et de prise illégale d'intérêts.
Pour se défendre, Eric Woerth aura du mal à tirer des exemples du passé : à l'Office national des forêts (ONF), qui gère les forêts domaniales, on n'a aucun souvenir d'une vente similaire. « La politique était plutôt d'acheter des bouts de forêt privée pour augmenter la forêt domaniale », assure même un syndicaliste.
Sauf qu'un nouveau projet de vente est à l'étude, dans la forêt de Haye, en Meurthe-et-Moselle, à quelques kilomètres de Nancy. Ce projet ne confirme pourtant pas le bien-fondé de la vente autorisée par Eric Woerth : il affaiblit même les arguments de l'ex-ministre.
Une vente refusée à l'AS Nancy
Comme à Compiègne, le dossier concerne –entre autres– une association sportive puissante localement et disposant de soutiens politiques : l'AS Nancy Lorraine (ASNL). Depuis les années 70, le club de foot nancéien a installé dans la forêt ses terrains d'entraînement et son centre de formation, rebaptisé « Centre Michel Platini », en hommage à son joueur le plus célèbre.
Comme la Société des courses de Compiègne, l'ASNL rêve de racheter ces terrains qu'elle doit aujourd'hui louer à l'Etat. Son directeur général, Nicolas Holveck, n'a pas répondu à nos sollicitations, mais l'ambition du club n'est pas un secret.
« Ils avaient déjà déposé une demande, et cela leur avait été refusé », assure un fonctionnaire local de l'ONF, qui souhaite rester anonyme. « Cela fait des années que l'ASNL se positionne ainsi », confirme Philippe Morenvillier, le député-maire UMP de Velaine-en-Haye, la commune abritant les terrains.
Justement, l'ONF étudie la vente d'une parcelle de 250 hectares au cœur de cette forêt domaniale. En estimant que ces terrains ne sont justement plus vraiment de la forêt : ils sont couverts d'anciens baraquements de l'Otan, occupés depuis la fin des années 60 par des entreprises. L'ONF ne voit donc pas d'inconvénient à leur vente.
Les footballeurs de l'ASNL, eux, s'entraînent dans la « zone de loisirs » de la forêt, beaucoup plus boisée. Dans une note sur l'« évolution de la propriété immobilière » de la forêt de Haye, la direction générale de l'ONF réitère son opposition à une vente à l'ASNL :
« Pour ce qui est de la zone de loisirs, sa vocation principale actuelle d'accueil du public entre dans les missions de gestion durable assignées aux forêts domaniales et confiées à l'Office national des forêts. Nous devrions donc recommander au ministre en charge des forêts le maintien de son statut foncier domanial. »
Bercy a le dernier mot
Pourquoi refuser au club de foot ce qui avait été accordé ailleurs à une société hippique ? L'ONF fait en réalité preuve d'une constance certaine. Sauf qu'il n'a pas forcément le dernier mot.
En 2003, Hervé Gaymard, ministre de l'Agriculture, avait refusé une première demande de rachat de la Société des courses de Compiègne, après avoir consulté l'ONF. Aujourd'hui, il est justement président du conseil d'administration de l'ONF. Et ses arguments n'ont pas changé : la forêt domaniale n'a pas vocation à être vendue, sauf si l'acheteur apporte en échange des parcelles de même superficie que celles cédées par l'Etat.
Seulement, l'ONF n'est que le gestionnaire des forêts domaniales. Le propriétaire, lui, se trouve à Bercy : un service spécialisé du ministère du Budget, France Domaine, contrôle l'ensemble des immeubles et des terrains appartenant à l'Etat. Sa principale mission, aujourd'hui : céder les biens considérés comme inutiles pour réduire le déficit public.
C'était justement le cas de l'hippodrome de Compiègne, affirme Eric Woerth. Selon lui, la vente du terrain serait non seulement justifiée, mais aussi parfaitement légale. Vraiment ?
Le calendrier est étonnant. Le 29 octobre 2009, Eric Woerth écrit au président de la Société des courses de Compiègne pour lui annoncer la bonne nouvelle : l'Etat accepte la vente. Mais la note de France Domaine examinant la légalité de la vente est datée du 24 décembre, deux mois plus tard donc.
Une loi difficile à interpréter
Dans cette note, France Domaine s'emploie à démontrer que la vente de l'hippodrome de Compiègne ne nécessite pas qu'une loi soit votée. Bercy s'appuie sur l'exception prévue par le code général de la propriété des personnes publiques :
« L'Etat peut dans les conditions précisées par décret en Conseil d'Etat procéder à la vente des bois et forêts qui satisfont aux conditions suivantes :
- être d'une contenance inférieure à 150 hectares ;
- n'être nécessaires ni au maintien et à la protection des terrains en montagne, ni à la régularisation du régime des eaux et à la protection de la qualité des eaux, ni à l'équilibre biologique d'une région ou au bien-être de la population ;
- et dont les produits tirés de leur exploitation ne couvrent pas les charges de gestion. »
Première difficulté : faute de jurisprudence, comment interpréter le premier de ces trois critères ?
- s'il signifie que la parcelle vendue ne doit pas dépasser 150 hectares, ça colle : la Société des courses de Compiègne occupe 57 hectares ;
- en revanche, s'il signifie que la forêt contenant la parcelle ne doit pas dépasser 150 hectares au total, ça coince : la forêt domaniale de Compiègne représente 14 000 hectares.
France Domaine retient la première interprétation. Le deuxième critère serait aussi rempli, puisque l'hippodrome est déjà installé sur le terrain depuis plus d'un siècle : sa vente ne changera rien à l'écosystème. Et le troisième critère ? France Domaine préfère l'ignorer, alors que la location du terrain à la Société des courses rapporte 40 000 euros par an à l'Etat.
Pas besoin de soumettre la vente au Parlement, conclut donc Bercy. Et pas besoin, non plus, de mettre en concurrence les acquéreurs.
Dans sa lettre au président de la Société des courses, Eric Woerth estime en effet que l'hippodrome n'est plus un terrain forestier, mais un… immeuble. Il décide alors de s'appuyer sur un article du code du domaine de l'Etat, qui autorise les ventes de gré à gré pour certains biens immobiliers appartenant à l'Etat.
Comment évaluer le prix d'une forêt ?
Juridiquement, c'était donc bouclé, mais bancal. Comme le prix proposé à la Société des courses : difficile, en effet, de savoir combien valent exactement les forêts domaniales.
En 2006, France Domaine avait fourni une évaluation de la valeur totale des forêts domaniales gérées par l'ONF : près de 9,4 milliards d'euros. L'ONF assure ne pas disposer d'une évaluation plus précise, forêt par forêt. Difficile, donc, de savoir si le prix retenu en 2010 pour l'hippodrome de Compiègne est supérieur, inférieur ou égal à la valeur qui lui avait été attribuée en 2006.
Dans un entretien à Mediapart, le président de la Société des courses de Compiègne assure qu'un an avant la vente, l'ONF avait évalué le terrain à 1,5 million d'euros. Les fonctionnaires de l'ONF que nous avons contactés n'ont pas trouvé trace de cette évaluation.
Mais Eric Woerth l'assure : cette vente à 2,5 millions d'euros était une très bonne affaire pour l'Etat. Ses arguments suffiront-ils à convaincre la Cour de justice de la République ?
► Mis à jour le 13/01/11 à 14h20. La Cour de justice de la République a décidé d'ouvrir une enquête pour favoritisme et prise illégale d'intérêts contre Eric Woerth
Woerth : lâché par Sarkozy, déjà rattrapé par la justice
Les ennuis judiciaires commencent pour Eric Woerth, un jour seulement après son départ du gouvernement. La Cour de justice de la République va se pencher sur la vente à prix cassé de l'hippodrome de Compiègne. En attendant de se saisir à son tour de l'affaire Bettencourt ?
Comme l'a révélé Europe 1, le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, a décidé de saisir la Cour de justice de la République, seule instance compétente pour des faits commis par un ministre dans l'exercice de ses fonctions. Celle-ci devra décider s'il y a lieu ou non de poursuivre Eric Woerth.
De quoi soupçonne-t-on Eric Woerth ?
Les faits, en l'occurrence, ne concernent pas l'affaire Bettencourt, mais une autre casserole d'Eric Woerth, la vente des terrains de l'hippodrome de Compiègne, révélée par Le Canard enchaîné :
- début 2010, juste avant de passer du ministère du Budget à celui du Travail, Eric Woerth avait autorisé la vente de 60 hectares de forêt à la Société des courses de Compiègne, jusqu'ici simple locataire du terrain ;
- le terrain a été vendu pour 2,5 millions d'euros : Eric Woerth conteste que le terrain ait été sous-évalué, celui-ci n'étant pas constructible selon lui ;
- la vente a été faite de gré à gré, sans appel d'offres et donc sans mise en concurrence des éventuels candidats ;
- en 2003, le ministère de l'Agriculture avait refusé une première demande de rachat par la Société des courses de Compiègne : selon le ministre de l'époque, le terrain appartenant aux forêts domaniales de l'Etat, il ne pouvait pas être vendu.
Pour le procureur général près la Cour de cassation, on peut légitimement soupçonner l'ex-ministre, connu pour ses relations avec le monde hippique, de « favoritisme ». Dans un communiqué, Jean-Louis Nadal explique :
« L'analyse de l'ensemble des documents […] fait apparaître que les conditions de la vente d'une partie de la forêt domaniale de Compiègne effectuée par monsieur Eric Woerth, alors ministre du Budget, au profit de la Société des courses de Compiègne, seraient susceptibles de constituer des indices d'atteintes aux règles régissant la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public (délit dit de favoritisme). »
Eric Woerth sera-t-il forcément jugé ?
Le procureur général près la Cour de cassation juge que les éléments sont assez suspects pour saisir la Cour de justice de la République (CJR), mais ce sera à elle de décider si un procès s'impose ou non. Petit rappel de la procédure :
- la CJR est composée de quinze membres : trois magistrats de la Cour de cassation et douze parlementaires (six députés, six sénateurs) ;
- elle peut être saisie par n'importe quel citoyen ou par le procureur général près de la Cour de cassation ;
- les plaintes sont examinées par la « commission des requêtes » de la CJR, qui réunit des magistrats ;
- si la plainte est jugée recevable, elle fait l'objet d'une enquête par une « commission d'instruction », qui décide ou non de renvoyer le ministre ou l'ex-ministre devant la Cour ;
- à l'issue du procès, la CJR vote sur la culpabilité ou non du ministre ou de l'ex-ministre et sur les sanctions, les décisions étant adoptées à la majorité absolue des quinze membres de la Cour.
Pour l'instant donc, rien ne dit qu'Eric Woerth sera renvoyé devant la CJR et, comme pour la justice « ordinaire », la présomption d'innocence s'applique.
Et pour l'affaire Bettencourt ?
Dans l'affaire Bettencourt, la présomption d'innocence s'impose aussi. Comme ancien trésorier de l'UMP et ministre du Budget, Eric Woerth est au cœur des enquêtes sur deux volets de l'affaire : les soupçons de financement illégal de la vie politique, et d'évasion fiscale.
Pour l'instant, les procédures judiciaires sont en suspens. Le procureur de Nanterre, Philippe Courroye, a été contraint par sa hiérarchie d'ouvrir une information judiciaire et de la confier à trois juges d'instruction, en attendant un éventuel « dépaysement ». La Cour de cassation se prononcera mercredi sur ce point : les trois juges d'instruction de Nanterre pourraient être dessaisis, et le dossier serait transféré à d'autres juges, dans une autre juridiction.
Si les éléments réunis par les enquêteurs paraissent suffisants, Eric Woerth pourrait alors faire l'objet de deux procédures :
- devant la justice « ordinaire », pour des faits commis comme trésorier de l'UMP ;
- devant la CJR, pour des faits commis comme ministre du Budget ou du Travail.
Eric Woerth devrait retrouver d'ici un mois son siège de député de l'Oise. Il bénéficiera alors de l'immunité parlementaire :
- l'immunité parlementaire ne protège pas d'une mise en examen, mais elle interdit les mesures coercitives : pas d'interpellation, de garde à vue ou de détention provisoire ;
- cette protection contre les mesures coercitives peut être levée par le bureau de l'Assemblée nationale.